Radiographie d’un disque : Asphalt Jungle – Poly Magoo / Love Lane (EMI / Pathé Marconi, novembre 1978)

Ce disque est une histoire d’obsessions. D’une obsession pour une certaine idée du rock’n’roll. L’obsession d’un fou de pop passé de l’autre côté du miroir, et qui veut enfin matérialiser toutes les visions esthétiques qu’il porte en lui. Dépassant ses capacités techniques, vocales, il n’a qu’une idée en tête : dire ce qu’il a à dire, jusqu’au bout. Patrick Eudeline est un personnage parfois sulfureux, excessif, outrancier, mais une chose est acquise : peu de personnes ont aimé le rock’n’roll comme il l’aimait alors. Nous avons souhaité revenir dans Fanfare sur l’un des 45 tours les plus emblématiques du punk-rock français : Poly Magoo et sa face B Love Lane, du groupe Asphalt Jungle, dont Patrick Eudeline fut le leader d’avril 1976 à décembre 1978.

La première écoute de Poly Magoo fut pour moi très marquante : un riff de Rickenbacker descendant et étincelant, une mélodie accrocheuse, une production ample et réverbérée… des paroles incompréhensibles, crachées et hurlées par le chanteur, un solo de guitare tourbillonnant, un final extraordinaire. Le tout en 2mn54. Un idéal. La face B, Love Lane, est aussi sidérante, dans une dimension plus ″crooner″. Le punk est bien loin, et c’est si bien.

Mais qui se cache derrière ce disque ? Comment est-il apparu ? Quel fût sa genèse ? 18 ans après avoir entendu pour la première fois ce disque, et 42 ans après sa sortie, j’ai voulu avoir des réponses à certaines de ces questions.

Sorti en novembre 1978, ce disque représente à la fois le zénith du groupe, mais également son chant du cygne, puisque le groupe se séparera à la fin du cette même année, marque de la fin d’une époque et du début d’un autre temps, celui de la survie. Comment survivre quand les rêves du punk s’éteignent peu à peu. Un temps qu’Eudeline explique brillamment dans son dernier roman Anoushka 79. Mais revenons au début de l’histoire, indispensable pour comprendre la suite.


Prélude : Le flash initial

Comme la plupart des premiers punks qui ont vécu la révolution de l’intérieur, et malgré certaines prises de position manichéennes liées à l’époque, Eudeline ne se revendique pas en tant que tel comme un musicien détaché de ses racines. Il sait bien que tout cela ne constitue que la continuité souterraine d’une tradition d’outrage et d’électricité glamour, si bien décrite dans Je chante le Rock Électrique, l’article-manifeste d’Yves Adrien sorti dans Rock & Folk en janvier 1973 (dont une première version, intitulée Manifeste de la Panthère Electrique était parue dans le 8ème numéro du Parapluie, fanzine underground sorti en Juillet / Août / Septembre 1972) . Éveillé au rock en 66, par J’attendrai, la reprise maladroite que Claude François fit du Reach Out I’ll Be There des Four Tops, Eudeline va voir dans la pop et le rock’n’roll un monde d’aventures et d’exaltation dont il ne sortira jamais. Un prisme de vie. On l’oublie parfois – les années allant et l’image qu’il donne peut parfois laisser penser à un personnage cynique et désabusé – mais Patrick Eudeline fût un véritable obsessionnel de la pop et du rock. Et, à la différence de nombre de personnes de sa génération, il n’est pas uniquement focalisé sur le rock mais est aussi un très grand amateur de chansons, en tant que telles. C’est une différence énorme.

Passant tous ses samedis après-midi au Bon Marché pour analyser les détails de chaque disque qui sort, nourri des fameux Salut les Copains, ainsi que des premiers numéros de Rock & Folk ou Best. Des mélodies aux fringues des musiciens, des arrangeurs aux producteurs… il n ‘y a que cela qui compta pour lui à partir de ses 13 ans. Cette dimension obsessionnelle résonne nécessairement chez les fous de musique que nous sommes.

Sa conversion définitive au rock, à sa dimension sacerdotale et à l’idée d’un abandon total à la musique que l’on joue, il va la trouver, entre autres, dans cette fabuleuse encyclopédie Spécial Pop, sortie en octobre 1967 et qui constituait l’une des toutes premières anthologies sur la pop culture. S’y trouvait notamment une phrase décrivant Vince Taylor, et qui sera pour Eudeline comme une épiphanie, un moment de bascule : ″Gainé de cuir noir des bottes aux gants, médaillon sur la poitrine, chaîne de bicyclette à la main, Vince Taylor donne à la France une nouvelle image du rock, le rock dur, quasi-religieux, où s’exprime dans les cris, les contorsions, les corps à corps avec le piano, les génuflexions, les combats singuliers avec un micro torturé, une véritable fureur de vivre, une agressive affirmation de la jeunesse survoltée″. Il frissonnait instinctivement en voyant Brel complètement habité par ses chansons, ou Johnny Hallyday en sueur, à genoux, chanter Je suis seul, mais n’arrivait pas à donner un sens, à intellectualiser, théoriser ce ressenti.
En faisant le lien entre mystique et musique, cette description de Vince Taylor lui permettait de trouver une amorce d’explication à ce qui naissait en lui. Sa voie est tracée, elle passera par le rock’n’roll. Mais elle va d’abord passer par l’écriture.

« Spécial Pop », Albin Michel, octobre 1967

I- Le chemin vers le punk-rock

Comprenant l’influence de la rock-critic sur les fans de pop en ce début des années 70, il intègre Best dont il devient une des plumes emblématiques. Dans ce journal concurrent de Rock & Folk, il y défend plusieurs artistes dont les disques ont une résonance particulière pour lui : Elliott Murphy, Todd Rundgren, Flamin Groovies, Can, Syd Barrett, Serge Gainsbourg… et les New York Dolls, bien sûr. Le gang de David Johansen et Johnny Thunders représente l’une des équations qui ouvrira la porte du punk-rock : l’outrance, le glamour, les obsessions rock’n’rolliennes des origines et des girls groups, telles que les Shangri La’s, les Ronettes ou Reparata & the Delrons. C’est ce balancement entre outrance punk et obsessions des racines qui sera le moteur d’Eudeline dans les années qui vont suivre. Il décide de passer de l’autre côté du miroir. L’histoire du punk français a été largement traitée dans plusieurs ouvrages de haute tenue (nous recommanderons notamment ″Nos Années Punk″, de Christian Eudeline, sorti chez Denoël X-Trême en 2002), nous n’y reviendrons pas dans le détail ici. Rappelons simplement que Patrick Eudeline va intégrer plusieurs formations musicales avant de lancer, en avril 1976, Asphalt Jungle – nom tiré du film de John Huston – dont le line-up va rapidement se stabiliser autour d’Eudeline et d’Eric Feidt (dit Rikki Darling), guitariste qui va arriver à donner une forme musicale aux idées qui courent dans la tête de Patrick.

Deux 45 tours vont sortir sur à peine un an :

– Un premier EP, Deconnection / Asphalt Jungle /Never Mind O.D. / No Escape, chez Cezame Cobra, à la production minimale (signée Richard Pinhas) et au niveau technique assez limité (comme beaucoup de disques de cette période), sortira en juin 1977. Il vaut surtout pour être l’un des premiers 45 tours punk sortis en France.

– Un deuxième 45 tours Planté comme un privé / Purple Heart, sorti en février 1978, produit par le groupe et Marc Zermati, et paru chez Skydog, le label de ce dernier. Davantage travaillé et produit, Eudeline y adopte un style mi chanté / mi parlé qui rend particulièrement bien. Purple Heart est une évocation de son obsession pour les sixties glorieuses. Pas de doute, malgré l’époque du nihilisme punk triomphant, les racines sont bien présentes, et il ne faudra pas attendre bien longtemps avant de les voir apparaître.

En 1978, les limites techniques et esthétiques imposées par le Diktat punk frustrent Patrick Eudeline. Tant de choses sont arrivées en moins d’un an. On voit arriver un certain nombre d’artistes tels qu’Elvis Costello, les Only Ones de Peter Perrett, qui, rattachés à la mouvance punk par certains aspects, s’en distinguent assez largement par un niveau instrumental beaucoup plus poussé, mais surtout un raffinement mélodique et une revendication assez évidente des racines. Tout comme Joe Strummer ne cachant plus ses obsessions pour Woody Guthrie ou Bob Dylan. Sans compter la new-wave, la power pop, le début de la scène batcave, le psychobilly des Cramps…

Le groupe a changé sa section rythmique : Chino Carrera, batteur et saxophone, quitte le groupe après « Planté comme un privé », remplacé par Didier Laffont, dit Grand Did’ (batterie). Henri Alfos, dit Riton (basse), qui succède à Pierre-Jean Cayatte (qui ne jouera pas sur disque), est quand à lui présent dès le 2ème 45 tours.

Plusieurs influences vont guider Eudeline dans la réalisation de ce 3ème 45 tours, qu’il voit comme la synthèse d’un certain nombre d’obsessions qui le hantent. Elles vont se manifester à la fois dans les textes et la musique de Poly Magoo et Love Lane, que nous allons tenter ici, autant que possible, de décrypter.

II – Des textes à la croisée de Jean-Jacques Schuhl, d’Emmett Grogan et du Waiting for the man du Velvet Underground.

Les textes de Poly Magoo et Love Lane restent en partie un mystère. Patrick Eudeline lance ses textes sans aucune préoccupation de justesse tonale, il les balance en les crachant, les hurlant… Raison pour laquelle aucune reprise de Poly Magoo n’a été faite avec les paroles exactes, ce qui n’a fait que renforcer l’interrogation sur le sens des paroles. Une première version des paroles existe dans le premier livre d’Eudeline, (L’aventure Punk, sorti en septembre 1977 aux éditions du Sagittaire), sous le titre Commando Polly Magoo (avec 2 ″L″) :

Planté sous la pluie
En uppercut, la ville
Tous les mauvais garçons
Tour à tour se prennent,
pour le fils de Bruce Lee
Quelque chose vinyl-bubblegum
A jamais nos uniformes
habitudes bien trop étranges
Commando Polly Magoo

L’expression ″Poly Magoo″ elle-même est bien sûr tirée du film de William Klein Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?, sorti en 1965, qui est en lui-même une description et une réflexion sur le monde de la mode. Il fait écho à l’une des influences principales de Patrick sur le plan littéraire : Rose Poussière de Jean-Jacques Schuhl, sorti en 1972. Livre auréolé d’un culte tenace, même si, finalement, peu de personnes l’ont véritablement lu, il diffuse le message selon lequel la pop culture est une affaire de signes, que l’élégance peut aussi être contenue dans l’imperfection, dans l’accident. Une esthétique de la chute. Schuhl décrit les Rolling Stones et les jeunes adolescents électriques en 66 comme des bandes qui arpentent les rues, tels des factions militaires avec leurs codes vestimentaires, leur démarche spécifique. Ils circulent en bande, comme des gangs, des armées, des…. commandos. On voit le lien esthétique entre ces gangs décrits par Schuhl, les ″commandos Polly Magoo″ d’Asphalt Jungle et les ″armées de la nuit″ chantées par Taxi Girl, trois ans plus tard. Leur quotidien, c’est l’errance urbaine sous la pluie (cette pluie pour laquelle Patrick a une profonde affection) et ce sont les batailles quotidiennes entre bandes rivales (″tous les jours, ils se prennent / pour le fils de Bruce Lee″ – les films de Lee étaient très populaires dans les banlieues parisiennes à cette époque), habillées selon une esthétique particulière faite de ″vinyl bubblegum″.

Cette conception hermétique – au sens philosophique – du rock et cette idée d’avoir les codes afin d’y pénétrer, se retrouve dans la définition d’Asphalt Jungle donnée par Patrick Eudeline dans Best en août 1978 : « Asphalt est définitivement un groupe de signes, un groupe qui sort d’une lignée que l’on détecte grâce à certains indices, par exemple jouer sur telle guitare et non telle autre, porter des cols de chemise à la Dylan ou des boots Beatles. C’est une question de détails […]. »

Jean-Jacques Schuhl, « Rose Poussière », Gallimard, 1972.

Quant aux ″habitudes bien trop étranges″ , qui sont l’objet de Love Lane dans son intégralité, Eudeline y fait référence à demi-mot dans son interview à Best : ″Pour moi le rock en 78 c’est Johnny Thunders, des vêtements aux mauvaises habitudes″.
Selon les témoignages de divers protagonistes de l’époque, la présence de Johnny Thunders en solo ou avec les Hearbreakers coïncident avec l’arrivée de l’héroïne comme drogue principale du milieu punk-rock. Elle entraîne inéluctablement le mode de vie qui va avec, la course à la dope (le score) la réalité derrière le Waiting for the Man du Velvet Underground. Love Lane porte sur ce quotidien sordide malgré le décorum et la fantasmagorie autour du mode de vie junkie. Certaines paroles existaient là encore de manière parcellaire dès L’Aventure Punk, dans un texte intitulé Même sans un cœur noir, mais davantage lié à l’errance urbaine qu’au score :

Les reverbères me descendent
Une fois encore le Gutter Blues
Un riff dans les veines
Un chorus dans le cœur […]
Plus loin dans la Nuit
Un gang me descend
Pressure Drop Louie Louie
Merci mon frère, mon cœur en danse
Mais pour moi – non – plus d’importance […]

Patrick Eudeline va intégrer ces lignes dans Love Lane, en y ajoutant des phrases liées directement à la drogue :

Je fourgue quelques disques et quelques bijoux
Et mon score est déjà là
Too Much Junkie Business
C’est la loi de Love Lane, c’est la loi de la ville
C’est la loi du score, c’est la loi de la nuit

Un texte marqué par l’époque, le milieu, l’attitude… mais pas nécessairement le plus puissant qu’ait pu écrire Patrick Eudeline.

Mais ces textes vont prendre une toute autre dimension en intégrant le tourbillon sonore que constitue la musique des 2 titres du 45 tours.

III – Une musique décomplexée, faite d’obsessions et d’élévation

Fasciné depuis toujours par la perfection et le pouvoir d’évocation de Friday on My Mind, chef- d’œuvre des Easybeats, Patrick Eudeline veut concevoir un single qui s’inscrit dans l’esprit, avec « les accords, la logique » de ce single magique, et plus généralement dans l’histoire de ces 45 tours formidables et définitifs qui sortaient tous les quatre matins entre 64 et 68. Et, de fait, l’évolution du punk va lui permettre cela.
En effet, les mois avançant, les postures sectaires des premiers temps du punk s’estompent et les musiciens peuvent ressortir certains disques initialement honnis pour s’en nourrir, à nouveau. C’est ainsi que Patrick Eudeline exhume Peer Gynt, la musique du drame d’Erik Ibsen, mise en musique par le compositeur norvégien Edvard Grieg. La pièce Au matin, notamment, va inspirer Eudeline pour trouver la progression d’accords qui donnera naissance à Poly Magoo.

D’autres influences viennent s’ajouter pour expliquer la construction du morceau, selon les propres mots de Patrick Eudeline : « J’adorais « Mais quand le matin » qu’Eric Charden avait composé pour Claude François. Et Charden pensait à Grieg… En fait, tout s’enchevêtre. De la même manière, j’ai attendu des années pour savoir que les Marx Brothers jouaient un thème similaire dans un de leurs films. Ça devait être dans ma tête, inconsciemment. »

 

Love Lane fait également largement apparaître les obsessions du leader : une ballade à la Fever, le fameux titre d’Otis Blackwell et Eddie Cooley. Les deux titres ont comme similarité de tenir quasiment entièrement sur la ligne de basse. Le refrain est toutefois annoncé par une cassure rythmique à la Hot Love de T. Rex du plus bel effet. Eudeline se fait ici crooner, s’improvisant en Sinatra junkie. La guitare de Rikki Darling est incisive à souhait, l’orgue Hammond en fond résonne comme un Georgie Fame triturant son instrument, et rajoute encore à l’originalité de ce titre.

IV – La production du disque : la Zacha touch

Eudeline a depuis ses jeunes années une grande fascination pour Phil Spector, conscient que c’est en se plongeant dans l’écho réverbéré de ses productions qu’il trouvera une partie de sa Vérité. Il lit alors avec intérêt l’un des premières biographies du producteur, Out of His Head : The Sound of Phil Spector  de Richard Williams, paru initialement en 1972.

Richard Williams, « Out of his Head : the Sound of Phil Spector », Outerbridge & Lazard, 1972.

C’est nourri de ces obsessions – auxquelles s’ajoute la fascination de Patrick Eudeline pour les Flamin Groovies qui ont sorti 2 ans auparavant le manifeste pop Shake Some Action, et qui revendiquent pleinement le fétichisme lié à l’esthétique rock – qu’Asphalt Jungle va rentrer au studio EMI / Pathé Marconi de Boulogne Billancourt, au printemps 1978. Et c’est ici que rentre en scène Michel Zacha, producteur emblématique, qui a réalisé la plupart des premiers disques de la scène punk française, d’Asphalt Jungle à Starshooter, en passant par Lili Drop et qui jouera un rôle crucial dans l’émergence de Jean-Louis Murat. Il nous a fait l’immense honneur de partager avec nous ses souvenirs d’enregistrement, précieux, précis et en cascade.

Comment t’es-tu retrouvé à produire les groupes punk tels que Starshooter ou Asphalt Jungle ? Pourquoi les studios EMI / Pathé Marconi ont-ils été aussi prisés à cette époque ?

Pour rappel, je suis plus âgé de 10 ans que tous les gars de la scène punk de 77. Je suis monté à Paris dès 1968, j’ai joué dans la version française de la comédie musicale Hair… Tout cela pour dire que je n’ai pas les mêmes références que les musiciens de la scène punk française.

Lorsque j’ai commencé à utiliser les studios Pathé Marconi, ils étaient principalement utilisés par les orchestres classiques et les chanteurs de type Gilbert Bécaud, Franck Pourcel… en y allant, je me suis rendu compte qu’ils étaient équipés d’un matériel équivalent à celui d’Abbey Road. Les studios Pathé Marconi comportaient en leur sein quatre grands studios :

le Studio 1, dont se servaient principalement les orchestres classiques ;
le studio 2 : de taille plutôt intermédiaire ;
le studio 3 : de très grande capacité ;
le studio 4 : utilisé davantage pour le mixage.

Les studios Pathé Marconi, où a été enregistré le 45 tours. Ils seront détruits dans les années 90.

J’avais réalisé deux de mes trois premiers albums (la Trilogie ″Promesses d’Atlantide″, réalisée entre 1972 et 1977, ndr) dans ces studios, en m’apercevant qu’ils étaient utilisés uniquement entre 9 heures et 20 heures, et qu’il n’y avait plus personne la nuit.
De ce fait, il était tout à fait possible pour les artistes ayant une culture plus rock de venir y jouer. La taille des locaux faisait également beaucoup : pour te donner une idée, lorsque Thin Lizzy est venu enregistrer l’un de ses albums, ils ont réussi à installer l’ensemble de la sono de concert à l’intérieur du studio 3. Les musiciens anglais ont commencé à venir y enregistrer, car ils savaient qu’en enregistrant une partie à Abbey Road, ils pouvaient continuer à Pathé car le matos était le même. C’est la raison pour laquelle les Stones ont pu enregistrer plusieurs albums, tout comme McCartney, un peu plus tard.

Le studio 1.

À l’époque, la notion de producteur au sens ″anglais″ du terme n’existait presque pas en France, même si certains artistes – Christophe, Higelin, Manset – arrivaient et commençaient à lui donner une réalité. L’un des premiers à avoir eu ce rôle-là en tant que ″directeur artistique″ en France, et qui avait à la fois la connaissance des possibilités du studio et était également musicien, c’était Dominique Blanc-Francard.

Mon entrée dans l’univers du punk français s’est produit par le biais de Philippe Constantin, qui travaillait à l’époque à EMI / Pathé Marconi. On se connaissait et il m’a proposé d’aller voir à Lyon un jeune groupe, Starshooter. Cela m’a plu et Philippe Constantin m’a présenté : j’avais alors une longe barbe, les cheveux longs, ils me considéraient comme un hippie (rires). Philippe m’a demandé si je voulais les produire, et c’est comme ça que j’ai commencé à produire tous les premiers disques de cette scène, ce qui m’a valu le qualificatif de ″gynécologue du punk-français″ (rires).

Comment s’est passée ta rencontre avec Asphalt Jungle ?

Un des cadres d’EMI, Christian Herrgott, les avait repérés et les a signés sans en parler à grand monde. Du coup, ils ont débarqué aux studios Pathé dans l’idée d’enregistrer des maquettes. Mais ils ont saccagé une partie des lieux, et ont été déclarés persona non grata là-bas. Philippe Constantin m’a appelé pour lui donner un coup de main car il était un peu désœuvré par la situation. On ne savait pas comment faire, alors j’ai trouvé un subterfuge : le parking situé à l’arrière des studios était réservé aux musiciens, et une petite porte située à cet endroit donnait directement dans le studio 2. J’ai donc réservé les studios la nuit, sous un autre nom de groupe, et ils ont pu commencer à enregistrer.

J’ai commencé par les laisser dérouler leurs morceaux, nous avons rapidement identifié les 2 qui vont figurer sur le 45 tours :
Poly Magoo et Love Lane. Les choses se passent et à un moment, nous décidons de ne plus nous limiter aux démos, mais d’enregistrer véritablement leur 3ème 45 tours. Les sessions se sont déroulées sur 1 à 2 semaines, dans le studio 2.

J’enregistre tout d’abord la section rythmique basse / batterie, ainsi que la guitare témoin et la voix témoin. La batterie est enregistrée avec des micros d’ambiance, et la basse est enregistrée en cabine.

Comment as-tu réussi à donner cette dimension spectorienne à ce disque ?

Mon principe est de laisser la liberté au groupe et de restituer au maximum leur énergie naturelle, et j’ai essayé de reproduire au mieux ce qu’ils avaient en tête. Je leur ai fait un certain nombre de propositions qui leur ont plu. Pour moi, Phil Spector, c’était un gars comme un autre. Je l’assimilais surtout à son travail avec George Harrison (sur All Things Must Pass, en 1970, ndr) avec de la réverb partout… Pour Poly Magoo, j’ai utilisé la reverb avec parcimonie, dans le refrain, ou sur certains roulements de toms… après, la configuration du studio a largement aidé. Il y avait dans les sous-sols du studio deux grandes caves voûtées assez longues et aux murs lisses et blancs qui sonnaient comme dans une vraie chapelle (7 secondes de réverbération). Au fond de la cave était située une grosse enceinte JBL dans laquelle, à partir de la console du studio, on envoyait les pistes que l’on voulait (voix, ou instruments, ou tout le mix). Au plafond de cette cave il y avait un câble tendu auquel étaient suspendus, dans l’axe de l’enceinte, 2 micros à l’angle bien calculé pour la stéréo, qui se déplaçaient le long du câble grâce à un petit moteur électrique commandé lui aussi par un switch dans le studio. Pour simplifier, plus on éloignait les micros de l’enceinte, plus le son était réverbéré naturellement. tu avais le choix entre la petite chapelle ou Notre-Dame de Paris…. sacré Spector !

On y a enregistré le solo de fin de Poly Magoo en passant la bande enregistrée au travers de la sono (comme faisait Spector, en fait), et le tout donne effectivement cette impression d’écho et d’ampleur. De la même manière, on a enregistré les chœurs de Poly Magoo directement dans les sous-sols du studio, et je chante avec le groupe sur le refrain  ″Poly Magoo, Fan Club !″.

En réécoutant le morceau pour préparer l’interview, je me suis souvenu d’un détail que j’avais complètement oublié : j’avais créé à l’époque la « Machinacoeur », en partant de l’idée du mellotron : une bande magnétique d’une certaine longueur sur laquelle est enregistrée une tenue de note (unisson de cordes, de voix ou de flûtes) et lue par une tête de lecture mobile. La tenue de note est de 7 ou 8 secondes maximum, dès qu’on lâche la note la tête de lecture remonte au début de la bande…. et bien sûr, il faut une bande par note de la gamme, soit 24 bandes (et 24 têtes mobiles) pour 2 octaves. Le problème du mellotron, c’est qu’on ne pouvait jouer que 4 notes à la fois et pendant 7 secondes, il fallait donc beaucoup bricoler.
J’ai donc enregistré avec 3 choristes sur un Studer stéréo quelques secondes de AAAAAAAAA de chaque note d’une gamme chromatique sur 2 octaves, soit 24 notes. Après 1 mois de travail, je me suis retrouvé avec un 24 pistes de 5minutes de AAAAAAAA, de OUOUOUOUOU et de MMMMMMMMM Hommes ET un autre 24 pistes de femmes (1 octave au dessus). Nous avons adapté le clavier d’un vieil orgue électronique pour le connecter avec le 24 pistes.
Voilà donc la « Machinacoeur » : un super mellotron avec 24 voix de polyphonie dont on pouvait jouer non stop pendant 5 minutes… le temps d’une longue chanson. De ce fait, si vous écoutez attentivement la fin du morceau, vous entendrez des chœurs vaporeux dans le fond du mix : c’est moi qui ait utilisé cette machine pour donner davantage de texture à cette partie.

Pour revenir à la dimension ″spectorienne″ du morceau, le jeu de Rikki Darling à la guitare s’y prêtait bien. Les couloirs réverbérés en question donnaient sur les lavabos et les toilettes. Pour diverses raisons, le groupe y passait un certain temps… Quoiqu’il en soit, j’ai enregistré la guitare de Rikki Darling en mettant l’ampli dans le couloir réverbéré, faisant passer le câble de sa guitare sous la porte des lavabos, et fermant bien la porte pour ne garder sur la bande que le son de la guitare réverbérée.

Il n’y a pas eu énormément d’overdubs, l’idée était de conserver la spontanéité et l’énergie du groupe. Il ne fallait pas en rajouter à l’excès, on a juste ajouté quelques timbales, un xylophone sur certaines parties pour rajouter de la couleur et de la profondeur aux morceaux, mais pas excessivement. Hormis moi-même qui ait pu éventuellement rajouter un truc ou deux – je n’en ai néanmoins pas souvenir – je n’ai pas recouru à d’autres musiciens extérieurs pendant les sessions (le côté « clandestin » des sessions ne permettait de toute manière pas ce genre de choses). Ce sont uniquement les musiciens d’Asphalt Jungle qui jouent sur ces 2 titres.

Quel sentiment t’évoque ce disque ? Qu’en penses-tu, avec le recul ?

Je n’avais pas réécouté le morceau depuis 40 ans. J’ai été très agréablement surpris, le morceau tient encore très bien la route, il y avait une bonne dynamique. Une fois passée les excès liés au mode de vie des membres du groupe, ils se sont mobilisés pour aboutir à cet excellent résultat. Cela reste un très bon souvenir.

V – La pochette : sixties en diable

Asphalt Jungle a cette particularité : si la quasi-totalité des morceaux sont écrits en français – postulat esthétique de Patrick Eudeline qui considère que c’est la condition sine qua non de l’appropriation du rock par les français – la plupart des titres des morceaux le sont en anglais. De ce fait, il est finalement assez compliqué, en regardant simplement la pochette, de savoir qu’il s’agit d’un groupe français.

Patrick Eudeline va concevoir une maquette pour la pochette (cf photo jointe), ″armé d’une photo et du catalogue Letraset″, mais ce projet sera abandonné.

Maquette de pochette – projet avorté.

La session photo de la pochette définitive sera réalisée par Jean-Yves Legras pour le n°271 de Best, sorti en août 1978, à l’occasion d’un reportage sur le groupe. Patrick Eudeline habite alors 86, rue du Cherche-midi, à deux pas de la galerie où sera prise la photo définitive de la pochette, galerie située rue de Sèvres et qui venait alors d’ouvrir.

Comme l’attestent les photos prises il y a quelques semaines par votre serviteur, rien n’a bougé depuis 1978, si ce n’est la rampe lumineuse qui a été enlevée il y a maintenant de nombreuses années
Votre serviteur en pélerinage…

Pochette emblématique et dont l’esthétique rappelle bien sûr de nombreux disques des sixties triomphantes, ce qui était une manière pour le groupe de montrer que tout cela n’était bien sûr qu’une seule et même histoire.

Au dos de la pochette figure la phrase énigmatique « In Every Dream Home, You’ll Find a Junke Heartache », inspirée à Eudeline à la fois par un recueil de « shanties » (chants de marins), mais également par le fameux « In every Dream Home a Heartache » de Roxy Music, qui figure sur le 2ème album du groupe « For Your Pleasure », sorti en 1973. L’erreur typographique sur « Junke » / « Junkie », faite par EMI, rendra furieux Eudeline à la sortie du disque. Une référence qui rajoute, si ce n’était déjà évident, l’influence narcotique majeure au sein du groupe en cette période.

Photo issue de la session photo de la pochette définitive - parue initialement dans le Best n°271 - Août 1978
Photo issue de la session photo de la pochette définitive – parue initialement dans le Best n°271 – Août 1978. Crédit Photo : Jean-Yves Legras.

Epilogue

Le groupe explosera peu après, Patrick Eudeline restant le dernier vrai survivant du line-up final du groupe (Grand Did’ et Riton sont décédés, et Rikki Darling a disparu depuis plus de 20 ans), même si d’autres membres des premières incarnations d’Asphalt Jungle sont bien vivants (Chino, The Mental Job, François Lloyd…). Les années 80 arrivaient, et allaient laisser un goût amer dans la bouche de nombre d’entre eux. Mais Eudeline a réussi son rêve : réaliser un grand et beau disque, sa pierre à l’édifice de la pop. Il reste, 42 ans après sa sortie, l’un des plus beaux disques sortis en France. Peut-être justement parce qu’il n’est pas punk au sens premier, mais éminemment pop et rock’n’roll. Car c’est bien là la même histoire. Et lorsque Patrick hurle à la fin du morceau « Je veux être Poly Magoo », il veut vraiment l’être. Littéralement habité par ce qu’il chantait. Comme ses idoles avant lui.

Malgré la tentative d’analyse et décryptage réalisée ici, Poly Magoo garde toujours cette part de mystère qui n’en finit pas de fasciner.

Un grand merci à : Michel Zacha, Christian Eudeline, Patrick Eudeline, Yves Calvez, Patrick Scarzello, Victoria Hennion

 

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour réaliser des statistiques de visite. Accepter Lire plus