Mehdi Zannad, décrivant le premier album de Big Star, déclarait : « c’est bien plus qu’un disque ». Le premier album de Fugu, c’est exactement ça. En l’écoutant, on pressent qu’il représente bien plus qu’une suite de chansons. C’est une vision artistique. Une œuvre globale qui ne se laisse apprécier que si on en a les codes. C’est une œuvre paradoxale : un disque à la fois symphonique et intimiste, orchestral et presque lo-fi par instants. Une manière pour l’auteur de détourner les codes du genre. Un disque expérimental, d’une certaine manière. A cheval entre obsessions passées et expérimentation vers les sons du futur.
Pour Mehdi Zannad, les ponts entre les disciplines artistiques sont permanents. Les visions cinématographiques se retrouvent dans les disques, les œuvres musicales trouvent des échos dans les mouvements architecturaux, picturaux. Une sorte d’œuvre en perpétuelle alimentation, à multiples entrées et surtout, débouchant vers de multiples ouvertures. Des Beatles aux Beach Boys, de The Left Banke à Big Star, de Bob Crewe à Phil Spector, des Smiths à Kurt Cobain en passant par Pete Townshend, la vérité est là, évidente : la musique qui dure, qui touche au cœur est le fruit d’artistes disposant d’une vraie vision. Elle sait nous mener plus loin, nous élever, et nous ouvrir vers de nouveaux horizons intellectuels. Fugu 1 fait partie de ces œuvres-là.
Mehdi Zannad – qui travaille actuellement sur la musique du nouveau film de Serge Bozon, « Don Juan », avec Virginie Efira et Tahar Rahim – a accepté de revenir en détail sur la manière dont a été élaboré ce disque, un moment unique qui reste, encore aujourd’hui, si tant est que le mot ne soit aujourd’hui complètement vidé de son sens, une « œuvre culte ».
L’album Fugu 1 est sorti en 2000. Mais tu as sorti ton premier disque en 1993, et son style était assez différent de ce que tu as pu créer par la suite. Peux-tu nous expliquer ton cheminement artistique au cours de cette période ?
J’ai effectivement sorti mon premier 45 tours en 1993, chez Sugarfrost, un petit label liverpuldien dirigé par un couple anglo-japonais. J’étais à l’époque très influencé par le premier album des Pale Saints, ainsi que par les projets parallèles de son leader Ian Masters, tel que Spoonfed Hybrid (dont le premier album était sorti cette même année 1993, ndr).
C’est au contact du label Sugarfrost que j’ai découvert des disques qui vont avoir une grosses influence sur moi : les Harper’s Bizarre, dont le titre Witchi Taï To (composé initialement par le jazzman Jim Pepper, cette reprise se trouve sur l’album Harper’s Bizarre 4 sorti en 1969, bénéficiant d’un arrangement de Larry Potkin Jr, ndr), va durablement me marquer, avec cette montée harmonique et sonore. Sur mon premier album, j’essaierai de la reproduire sur Ondulations, Grand Celesta… Tout l’album, en fait, est construit plus ou moins sur ce schéma. J’ai également découvert à cette époque d’autres disques marquants dans mon parcours personnel : l’album de Roger Nichols and the Small Circle of Friends, mais également ceux de The Cyrkle (notamment le titre Turn Down Day).
Après avoir lu l’article sur The Left Banke de Christophe Conte dans les Inrockuptibles (N°40, novembre 1992), j’ai acheté la compilation There’s Gonna Be a Storm à la FNAC de Nancy. Mon objectif visait à continuer à intégrer les méthodes de composition issues de la musique classique dans la manière de composer de la musique pop. Et The Left Banke se situait tout à fait dans cette démarche. Ce fût une révélation.

Dans le même ordre d’idée, Sean O’Hagan des High Llamas, m’a fait découvrir en 1995 Montage, le 2ème groupe monté par Michael Brown. A cette époque, tout le monde cherchait ce disque et celui de The United States of America. J’ai intégré toutes ces influences au cours des années, tout en continuant à publier des 7 » sur différents labels. Tout était en place pour l’élaboration de mon premier album.
Au cours de mon année Erasmus en Grande-Bretagne, j’ai rencontré Laetitia Sadier et Tim Gane à un concert des High Llamas, je leur ai passé une cassette de mes premiers enregistrements. Je retrouvais dans la démarche de Stereolab un hommage intelligent aux Beach Boys, peu visible de prime abord mais néanmoins réel, notamment sur l’album Emperor Tomato Ketchup (sorti en 1996 chez Duophonic, ndr). Sean O’Hagan avait perdu la cassette mais Laetitia Sadier a insisté pour qu’il l’écoute.
Je pense que, davantage que musicalement parlant, Stereolab m’a influencé dans leur démarche générale, comme la recherche d’instruments vintage tels que des Wurlitzer, des synthés d’époque, une recherche d’authenticité, puriste, mais pour en faire quelque chose de neuf. Laetitia chante aussi sur Soy Y Sombra. Elle devait également chanter The Best of Us, mais cela n’a pu se faire.
Il y avait également à Newcastle un magasin de disques, « Pet Sounds », qui vendait une édition pirate de Smile des Beach Boys, qui m’a beaucoup influencé. J’étais fasciné notamment par la chanson Wonderful : elle repose sur un clavecin et un cor, mais comme le son n’était pas très bon, on n’arrivait pas à identifier distinctement les instruments, ça ajoutait au mystère de l’album (les sons rajoutés dans Fugu 1, tels que les bruits de couverts ou les sirènes, évoquent très clairement ce mythique album inachevé de Brian Wilson, ndr).
Le premier album des Cardigans, Emmerdale, sorti en 1994, a aussi été important pour moi à cette époque. On avait enfin un disque dans lequel on entendait tous les instruments, une sorte de retour à la ligne claire. C’est ce que je recherchais : un disque où l’on entendrait chaque instrument clairement, quelque chose de pur. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, on avait des artistes comme Miossec où l’on entendait partout des guitares balayées, des basses réduites à leur plus simple expression… c’était un cauchemar.
J’ai écrit l’album en Roumanie, pendant mon service militaire, sur un piano emprunté au Conservatoire de Bucarest. L’idée était de faire une œuvre « continentale », qui dépasse la simple dimension musicale et qui s’inscrive dans un ensemble artistique plus large. Lorsque je faisais mes études d’architecture, on parlait du Bauhaus, de l’école de Vienne… des mouvements artistiques qui irriguaient toutes les branches de l’art. Et de renouer avec une musique qui aurait une interaction avec les autres sphères artistiques. Dans les années 60, les Beatles avaient des actions dans la galerie d’art Indica à Londres. De la même manière, le premier album de Big Star est à inscrire dans un projet artistique global : le passé musical et social de Memphis, le travail du groupe avec le photographe William Eggleston qui réalisera le design des pochettes.

L’enregistrement s’est déroulé en février 1999 dans une ferme qui nous avait été prêtée pour l’occasion. Il n’y avait à demeure que moi, l’ingénieur du son et le batteur. Je voulais faire les choses de manière inhabituelle : le lien n’était pas un studio au sens réel du terme, et l’ingénieur du son travaillait généralement de la musique industrielle. Je travaillais beaucoup depuis quelques années avec Jérôme Didelot (qui formera à la même époque le groupe Orwell), qui joue des parties de basse. A cette époque, il était très pris par ailleurs sur d’autres projets, et je n’ai pas vraiment pu m’appuyer dessus. Il a été présent uniquement pour jouer ses parties de basse, comme un musicien de studio (et a d’ailleurs été payé de la même manière). Nos relations ont commencé à se dégrader à peu près à ce moment-là. Quoiqu’il en soit, j’avais demandé à Jérôme, qui était guitariste, d’assurer les parties de basse car, étant guitariste de formation, je savais qu’il allait réaliser des lignes de basse plus mélodiques.
J’avais écrit toutes les parties instrumentales à l’avance pour cadrer au maximum l’exercice et éviter d’éventuelles déconvenues survenues au moment de l’enregistrement d’un disque. Mais l’ambiance était assez froide. Tant et si bien que la famille qui nous a accueilli dans cette ferme, a dansé quand nous sommes partis (rires). Quelques overdubs ont ensuite été réalisés en mai.
J’ai enregistré les parties vocales chez Alexandre Longo, futur Cascadeur. On a passé d’excellents moments à cette occasion. Chanter n’était pas vraiment naturel pour moi, j’envisageais davantage ma voix comme un instrument en tant que tel. Le chant sera plus affirmé sur les albums suivants.
Malgré sa dimension orchestrale, cela reste un disque lo-fi. Les parties de cordes et de cuivres ont été jouées par les élèves du Conservatoire de Nancy, amis de ma sœur. Une manière de montrer que je ne faisais pas cela dans un cadre d’enregistrement traditionnel.

Tu chantes un titre français au milieu de cet album très anglophile, cela avait-il un sens précis ?
Je voulais d’une manière ou d’une autre montrer que c’était un Français qui avait fait l’album. J’aimais bien l’idée de brouiller les pistes, comme Laetitia Sadier le fait avec Stereolab en chantant parfois en anglais, parfois en français.
Les titres ont des noms d’instruments rares…
Oui, sur mes premiers disques, les morceaux avaient des titres numérotées : A2, A7, A25… J’aimais bien procéder de cette manière, détourner les codes. Je voulais procéder de la même manière pour l’album, mais la maison de disques m’a fait comprendre qu’il fallait trouver des titres véritables pour chacune des chansons, faute de quoi cela allait poser des difficultés d’identification en cas de passage en radio. J’ai donc pris le dictionnaire pour trouver des noms d’instruments rares. J’avais été très marqué par Les Demoiselles de Rochefort, de Jacques Demy, et j’imaginais le type de noms d’instruments qui se trouvaient dans le magasin de Monsieur Dame (joué par Michel Piccoli, ndr) notamment ce piano vertical, qui ressemble à un pianolyre, appellation qui donnera son nom au dernier morceau de l’album.

Une fois l’album terminé, l’ingénieur du son a procédé au premier mix, mais cela ne me satisfaisait pas du tout. Le label s’énervait. Beaucoup de personnes n’ont pas à l’époque compris le sens exact de ce que je voulais faire. Cela a donné de moi l’image d’un gars asocial, perdu dans son monde, ce qui était faux. Je suis certain que si je recroisais le patron du label, il m’en voudrait encore.
Au vu du blocage de la situation, le disque est resté sur étagère assez longtemps. De ce fait, j’ai du reprendre un boulot alimentaire, c’était moralement très dur vis-à-vis de l’entourage qui suivait mon parcours, cela donnait l’impression d’un échec. On me demandait où en était le disque, je devais dire qu’il n’avançait pas. Comme je n’avais pas accès aux bandes master pendant cette période, j’ai dû mémoriser toutes les parties instrumentales, cela me rendait dingue.
John Cunningham a participé au mixage de l’album ?
J’ai découvert le travail de John Cunningham à peu près à cette période, j’étais fou de l’album Homeless House, et je voulais que, d’une manière ou d’une autre, il participe à l’album. Je lui ai donc demandé de « remixer » le disque avec moi. Je me sentais une réelle proximité musicale et humaine avec lui.

Le label ne voulait pas perdre d’argent, il a fini par sortir le disque. Pour la pochette de l’album, j’ai confié le travail à Jean-Baptiste Fauvel. Si le résultat est réussi, il a malgré tout entretenu l’idée d’un disque de « lounge music », très en vogue à cette époque. La réédition chez WW2W m’a permis d’illustrer l’album par une nouvelle pochette, plus abstraite, signée Julian House, qui correspond mieux à l’esprit initial. Si l’album est à nouveau réédité, je mettrai sans doute une autre pochette, comme pour illustrer que le travail est toujours en cours sur cet album, que l’œuvre reste vivante.

Le disque n’a pas eu que de bonnes critiques, Pitchfork l’a mal noté. Il n’a notamment pas aimé la 13ème plage de l’album – qui ne porte pas de titre – dans laquelle on entend des enfants pleurer en chœur. Si je ne m’abuse, c’est la première fois – hormis sur The Kids de Lou Reed, mais les enfants étaient plus grands – qu’on entendait ainsi des enfants sur un disque. J’avais enregistré les enfants dans la crèche de mon fils, il fait partie de ceux qui crient (rires). C’était de ma part une sorte de pied de nez à The Divine Comedy. Je n’aime pas trop ce groupe, qu’on assimile régulièrement à la notion même de « pop baroque », de manière simpliste, je trouve. Il n’y a pas de réelle réflexion de sa part sur le format même de la pop et son évolution. Lorsqu’il pose devant la pyramide du Louvre pour l’album Promenade (sorti en 1994 chez Setanta, ndr) je trouve que cela relève de l’appropriation culturelle, non réflexive.
Mon idée était bien de reprendre la démarche de recherche d’incorporation des éléments issus de la musique classique et de l’intégrer dans la musique pop, comme pouvaient le faire Brian Wilson ou les Beatles aidés par George Martin. Si Brian Wilson pouvait reprendre des éléments de Gershwin, rien ne m’empêchait de reprendre le travail de Charles Ives, ce que je fais d’ailleurs à la fin de Pianolyre.
Quel regard portes-tu sur son disque à 20 ans d’écart ?
J’ai encore des sentiments assez ambivalents par rapport à ce disque. Il constitue mon premier album, on m’en parle souvent mais je l’associe à une période qui n’était, à titre personnel, pas très évidente. Ce n’est pas un disque qui s’appréhende immédiatement, il parle surtout à des personnes qui ont des références musicales qui résonnent dans ce disque. Il est, en ce sens, moins accessible qu’As Found, mon deuxième album. La formation d’architecte et ma formation classique m’ont nécessairement appris une certaine rigueur dans la conception des morceaux. Malgré tout, lorsque je fais écouter ça à des collègues architectes, ils trouvent que cela sonne bizarre, preuve que ma musique n’est pas spécifiquement dédiée à cette catégorie professionnelle (rires).
Liste des titres :
1- —
2- The Best of Us
3- Grand Celesta
4- Sol Y Sombra
5- Variations Fitzwilliam
6- Triple Bass
7- Vibravox
8- Oua Oua
9- Ondulations
10- Monocorde
11- Baragan
12 – Tsimbalon
13- —
14- Au Départ
15- Meanwhile
16- Clavipluck
17- Angel Fair With Golden Hair
18- Pianolyre
Un grand merci à Mehdi Zannad, « le meilleur d’entre nous ».