Lio, la reine des pops – rétrospective

Vanda Ribeiro Tavares de Vasconcelos. Lio. Une carrière en montagnes russes. Des Olympias remplis à ras bord et des galas municipaux. Admirée d’Yves Adrien et Alain Pacadis, mais parfois réduite à une image qui ne lui correspond pas. Elle a une visibilité nationale – même si parfois pour de mauvaises raisons -, elle est une actrice remarquable et surtout, dans le cas qui nous intéresse, elle a réalisé des disques passionnants qui ne se vendent pas assez. Voilà une femme complexe. Vraie.

Lio fût d’abord une image. Une image glacée et belge. Un personnage créé par Jean-Claude Forest dans sa bande dessinée Barbarella. Le très grand Jacques Duvall (de son vrai nom Eric Verwilghem), premier Pygmalion de Lio, repère la ressemblance entre la jeune et belle Vanda et cette amazone sortie d’un monde de bulles. Vanda va endosser les oripeaux de cette Lolita fatale, femme-enfant interprétant des perles pop licencieuses et tendancieuses, remplies de sous-entendus et de doubles sens (dans la plus pure tradition gainsbourienne), composées notamment par Jay Alanski dans les premières années, sur des paroles de Jacques Duvall, jouant sur l’érotisme à peine voilé de Lio. C’est de cette image, sexy et attractive mais aussi -faussement -formatée et artificielle, dont Vanda souhaitera s’extraire dans un deuxième temps. Avec une grande difficulté. Mais nous y reviendrons.

Lio sort ces jours-ci un très bel album, Lio canta Caymmi, où elle reprend de fort belle manière Dorival Caymmi, grand artiste brésilien, inspirateur de Gilberto Gil ou Caetano Veloso. L’occasion était belle de revenir sur cette carrière musicale (nous n’évoquerons pas ici la grande carrière faite par Vanda au cinéma, qui a démontré, en plus de 80 films, quelle grande actrice elle est) complexe, faite de choix, d’audaces, mais aussi de ruptures, de drames, et de virages plus ou moins consentis. Une vie, finalement.

Partons du commencement, donc. De l’aube des années 80.

Premier album (Arabella) / Suite Sixtine (Attic)

Enregistrés à la même période, les deux premiers albums peuvent être évoqués ensemble. Ils comportent en effet des titres similaires, dans des versions parfois différentes notamment en anglais (Suite Sixtine est d’ailleurs souvent davantage considéré comme une compilation que comme un album à part entière). Produits tous deux par Marc Moulin et Dan Lacksman (le duo du fameux groupe proto-électro Telex), ils représentent la quintessence de ce qui va définir Lio dans ses premières années de carrière : des pop-songs irrésistibles, synthétiques, réalisées principalement par Jay Alanski, avec les textes épatants de Jacques Duvall (adaptés en anglais sur Suite Sixtine par Ron et Russell Mael, Sparks de leur état). On y trouve évidemment les morceaux emblématiques de Lio à cette époque. Sur le premier album figurent le synthétique et gourmand Banana Split et le tendancieux Baby Vampire, qu’aurait pu écrire Serge Gainsbourg ; sur Suite sixtine, ce dernier lui écrit d’ailleurs le très beau Baby Lou, qui ne pourrait certainement plus sortir dans le monde aseptisé d’aujourd’hui (« Bébé Vampire suce une grenadine / elle agace la paille avec la langue / et quand elle a tout bu, la gamine / elle la casse et elle la laisse exsangue »… à côté, les « Sucettes » de Gainsbourg paraissent chastes). Alanski et Duvall sont également en très grande forme avec Sage comme une image, et sa rythmique disco-funk qui sonne très Chic.

Mais – et c’est à notre sens l’aspect le plus fascinant de la discographie de Lio – on trouve dès le début des titres beaucoup plus délicats, sensibles, mélancoliques où Jacques Duvall – que l’on devine profondément épris de Vanda – parvient à percer la cuirasse de l’artiste pour faire ressortir toute la mélancolie qu’elle a en elle et les fêlures qu’elle cache : Si belle et Inutile, absolument magnifique, ou encore son adaptation du Lonely Lovers des Stinky Toys, qui deviendra le fameux Amoureux Solitaires. Cette facette fragile de Lio, Jacques Duvall la révélera encore plus par la suite, lui faisant interpréter des morceaux qui sonneront parfois comme terriblement prémonitoires dans la suite de la vie de Vanda. Comme si ses chansons et sa vie ne faisaient alors qu’un(e), et qu’elle devenait le personnage de ses propres chansons.

Amour toujours (Ariola)

Photographiée par Robert Doisneau sur la pochette, Lio signe ici un album de transition, où elle abandonne quelques instants son image nabokovienne de Lolita pour interpréter des titres plus personnels et fragiles, annonciateurs de certaines splendeurs à venir : la Reine des Pommes, La vérité toute nue, Je m’ennuie de toi ou encore Je voudrais bien me sentir mal, qui reste encore l’un des morceaux préférés de Vanda elle-même. Produit par Alain Chamfort (avec qui elle entretenait une histoire d’amour secrète), cet album est important car on voit – par instants – transparaître Vanda sous l’image glacée de Lio. Et lorsqu’on l’entend chanter innocemment : « Les catastrophes, elle en a fait une carrière / quand elle les rattrape, elle s’étonne encore / d’aller terminer sa course dans le décor », on ne peut empêcher une vague de mélancolie de nous submerger.

Pop Model (Polydor)

Illustré par une pochette sublime inspirée de la « Red Girl » d’Allen Jones, certains voient dans cet album le chef-d’oeuvre de Lio. Si Pop Model est effectivement formidable, c’est qu’il représente surtout l’aboutissement, le passage à l’âge adulte du personnage de Lio né en 1980. Vanda est affirmée, galvanisée par la dream team autour d’elle (Alanski et Duvall, mais aussi Vincent Palmer (de Bijou), Guillaume Israël et Yann Leker (de Modern Guy), le tout produit par John Cale et par Michel Esteban, fondateur de Ze Records (Lizzie Mercier Descloux, notamment), gérant du mythique magasin de disques Harry Cover en 1977, et compagnon de la chanteuse à cette époque. Et le disque est porté par quatre grands succès : Je Casse tout ce que je touche, Fallait pas commencer, Chauffeur, suivez cette voiture, tous trois signés Alanski / Duvall, et, bien sûr, l’immense Les Brunes ne comptent pas pour des prunes, pièce montée pop signée Marc Moulin et Jacques Duvall, où Lio se transforme en une Ronnie Spector punkette et envoie les mots valser avec les violons qui montent en chantilly…

Mais n’oublions pas les splendeurs mélancoliques de Dallas, Barbie et de la sublime Veste du soir, qui bénéficient d’arrangements somptueux de John Cale.

Lio vend alors des disques par camion, remplit l’Olympia, donne naissance à Nubia, sa première fille, se voit reconnaître comme une actrice de premier plan… Plus dure sera la chute.

Can Can (Polydor)

Un disque fascinant, extrêmement varié dans ses styles. Conçu au départ comme un album conceptuel autour du french cancan, l’album Can Can – bénéficiant d’une pochette signée Hugo Pratt, créateur de Corto Maltese et ami de Vanda – est une collection de chansons extrêmement variées, qui s’enchaînent comme autant de perles. On retrouve sur cet album sensiblement la même équipe que sur Pop Model, mais les chansons présentes sur le disque, tout en étant très accessibles, sont peut-être moins calibrées pour les charts. Il en résulte un disque qui a moins marché que son prédécesseur, mais que nombre de fans préfèrent, car il parait plus personnel, et parce que Vanda perce enfin sous l’image de Lio. L’artiste s’affirme comme une vraie chanteuse, avec une réelle profondeur. Seules les filles pleurent, merveilleuse, Je suis sa chose, perle signée Duvall / Alanski, ou encore C’est ça ma vie, et son ambiance de fête foraine, résonnent immanquablement comme les montagnes russes que Vanda ne cessera de connaître au cours de sa vie.

Des Fleurs pour un Caméléon (Polydor)

Il aurait dû être l’album de la consécration. Un disque produit par Etienne Daho, alors en pleine gloire, des morceaux formidables… Et pourtant, le public est passé à côté de ce disque. Comme l’indique Vanda elle-même dans son autobiographie Pop Model : « Comme Can Can, trois ans plus tôt, Des Fleurs pour un Caméléon ne dépassera pas le succès d’estime, malgré des chansons magnifiques, auxquelles je croyais très fort, comme Je me Tords et L’autre joue.

Il est vrai que l’album contient en son sein de grandes perles pop, notamment ce qui reste peut-être le plus grand titre de Lio, L’autre joue. Sur une mélodie en escalier signée Jérôme Soligny, Jacques Duvall couche un texte terrifiant de clairvoyance sur l’enfer conjugal que va connaître Vanda six ans plus tard avec le père de ses jumelles, qu’elle n’a alors pas encore rencontré :

« Je ne suis peut-être qu’une poire
Je ne suis qu’une cloche
Mais je t’aime c’est ça qu’au fond je te reproche
le reste, les mensonges, les mots, les taloches,
Ne sont qu’des détails, que des anicroches »

Lorsqu’on entend Vanda vocaliser sur les mots « Tout faire….. pour toi », on frissonne à la fois du fait de la beauté du moment (elle n’a sans doute jamais aussi bien chanté, c’est absolument magnifique), et du fait de la prescience de Duvall sur sa capacité à entrapercevoir l’enfer qui attend sa muse…

D’autres perles se trouvent sur l’album : Chanson pour Caméléon, Le seul coeur que je brise… Il est avant tout le disque d’une artiste affirmée, adulte. D’une femme pop. Pourtant, quelque chose désarçonne l’auditeur à l’époque, qui grippe la machine. Peut-être, comme Vanda le suggère elle-même, le choix de la reprise du standard The Girl From Ipanema dans une version électro, façon Saint Etienne (à l’image du traitement qu’Etienne Daho avait réservé à sa reprise de Mon Manège à moi  d’Edith Piaf à la même époque) n’était peut-être le plus opportun comme vitrine de l’album, car il ne correspond pas à la tonalité générale du disque, et reste peut-être le morceau le moins réussi de l’ensemble.

Par ailleurs, le son plus urbain, métallique et monochrome du disque (un son proche du Paris Ailleurs de Daho, sorti un peu avant) tranche avec les productions précédentes de Vanda. Avec une équipe très largement renouvelée (qu’on retrouve sur les albums d’Etienne Daho de cette époque, que ce soit les Comateens, ou encore Jérôme Soligny et Xavier Geronimi), le public habituel de Lio a des difficultés à se retrouver dans sa mutation artistique… seul le temps rendra raison à ce très beau disque. Malheureusement, les critiques élogieuses et la reconnaissance tardive, si elles réchauffent l’âme et l’ego, n’aident pas spécialement à subvenir au quotidien…

Wandatta (WEA)

Enregistré en 1993 mais sorti en 1996, publié sous une magnifique pochette sur laquelle Vanda est sublimée par Guy Peellaert (le fameux dessinateur de l’indispensable « Rock Dreams », mais aussi le concepteur de pochettes d’albums pour les Rolling Stones, les Variations ou encore le « Pour nos vies martiennes » de Daho), cet album est ambitieux et énigmatique. Sorti chez WEA qui en a sabordé la promotion, privilégiant la sortie d’une compilation (Peste of, en 1995), Wandatta est pourtant, comme son nom l’indique, le moment ou Vanda a souhaité briser définitivement son image d’icône pop – faussement – superficielle, pour apparaître tel qu’en elle-même : une artiste dotée d’une réelle profondeur. Pour cet album, comme sur le précédent, elle s’éloigne de Jacques Duvall pour collaborer avec Boris Bergman, écrivain et parolier pour – entre autres – Alain Bashung dans ses premières années, Alain Chamfort ou encore Paul Personne. Elle coproduit l’album avec Philippe Drai, marque de son profond investissement pour ce projet. Malheureusement, l’album souffre sans doute d’un son trop noir pour les radios, il lui manque par ailleurs un véritable hit potentiel (malgré la sortie du très beau Tristeza en single). Cet album éminemment personnel m’évoque toujours, pour des questions d’époque, de noirceur, de tourbillon de la vie, Nijinski de Daniel Darc. Daniel et Vanda, deux âmes pures qui ont finalement dû lutter une bonne partie de leur carrière pour faire disparaître la fausse image que l’on a eu d’eux.

Je suis comme ça (Lio chante Prévert) (M10)

Vanda, en plein tourbillon de (sa) la vie, décide de se confronter à l’un des monuments de la poésie française, en la personne de Jacques Prévert. Par cette interprétation de textes de Prévert, et mis en musique par M. Philippe-Gerard, Vanda s’inscrit dans une tradition d’interprètes tels que Michèle Arnaud, Juliette Gréco, Catherine Ribeiro… et rentre en trombe dans la grande tradition de la chanson française. Et il est sidérant de constater comme certaines de ses chansons lui collent littéralement à la peau : C’était l’été, Quand la vie est un collier,  A quoi rêvais-tu ?, et surtout Je suis comme je suis, qui constitue quasiment la définition de sa vie. Un album très important dans sa discographie, qui donnera d’ailleurs lieu à Coeur de Rubis, son indispensable complément live.

Dites au prince charmant (Recall)

Cet album est sans doute le plus poignant, le plus personnel de sa discographie. Il est l’album d’un retour inespéré. Sorti d’un enfer conjugal dans lequel elle a failli se perdre, Vanda va se remettre en route, après des années passées dans un terrible brouillard, grâce notamment à son épatante sœur Helena Noguerra, et entouré de personnes qui l’aiment (vraiment) et qui vont l’aider à panser ses plaies, mettant des mots sur sa détresse, sa douleur et son souhait de se reconstruire. Doriand est aux manettes avec le très grand Peter Von Poehl, et ses vieux amis reviennent pour l’occasion. Jacques Duvall est présent, et même Jay Alanski apparaît sur l’album : le duo signe d’ailleurs le titre le plus merveilleux de l’album, Le même sourire.

Vanda commence l’album avec Vieil ami, par une voix presque susurrée, telle Marianne Faithfull, comme si elle venait de se réveiller… et elle cherche ses repères, elle essaye de se retrouver, de retrouver celle qu’elle fût avant de rencontrer le sombre enfoiré qui la détruisit. Impossible d’écouter l’album sans être saisi par l’émotion contenue qui s’y trouve, par sa pudeur et sa vérité et par l’importance qu’il a eu pour son interprète. Dans les bras d’un enfant, Vieil ami, Dites au prince charmant, Le même sourire, Mon bébé… Autant de flèches qui percent le cœur et marquent le retour de Vanda parmi les vivant(e)s.

Phantom feat. Lio (Freaksville Records)

Vanda revient à ses racines rock en collaborant avec l’hyperactif et génial Benjamin Schoos (fondateur du label Freaksville) sur cet album de son projet Phantom. Disque profondément réjouissant car on retrouve avec bonheur Jacques Duvall aux textes (ainsi que Marie-Laure Dagoit et Patrick Eudeline pour deux titres), Dan Lacksman, Marc Wathieu (aka Marc Morgan)… et des titres électriques et jubilatoires : citons notamment le génial et très Audiard-spirit Ta cervelle est en grêve mais ta grande gueule fait des heures sup’, le superbe et très pop La veille de ma naissance ou encore le magnifique titre de clôture Le long de la voie ferrée. Loin d’être simplement une récréation pour Vanda – et mis en image dans le très beau reportage « Un poison nommé Vanda », qui retrace la tournée de promotion de cet album, et le grand écart fait par Vanda entre ses prestations comme jurée de « La Nouvelle Star » et ses concerts dans des lieux reculés avec Phantom – il est l’occasion pour elle de revenir à ses premières amours musicales, ses racines punk-rock (elle conclut souvent à cette époque ses concerts avec Phantom par Blitzkrieg Bop des Ramones), et rappelle encore une fois à quel point Jacques Duvall sait, mieux que personne, révéler dans ses mots les arcanes émotionnelles et intellectuelles de Vanda, la muse de sa vie.

Lio canta Caymmi (Crammed Discs)

Tout comme dans son travail avec Jacques Prévert, Vanda s’approprie l’oeuvre de Dorival Caymmi, grand inspirateur des maîtres de la bossa-nova et du Tropicalia, Caetano Veloso et Gilberto Gil. Afin d’en révéler le sens, Jacques Duvall ajoute pour chaque morceau une strophe en français. Une démarche très intéressante notamment dans sa volonté de faire davantage connaître cette institution de la musique brésilienne, monument national de Brasilia à Baïa, mais beaucoup moins connu que les Jorge Ben ou Elis Regina. Vanda continue à explorer ses racines, par ce chant en portugais qui lui est forcément familier et ces mélodies acoustiques si fines, dentelles en cordes de nylon. Mais aussi parce que la samba est une musique à son image : faussement légère, mais finalement extrêmement mélancolique et profonde. A cet égard, Lio est totalement cohérente avec ces reprises, les habitant, les revisitant : E docce morer No mar en duo avec Jacques Duvall, est absolument magnifique, Tao So (« toute seule dans la vie / toute seule, inassouvie / vraiment, j’suis pas servie »), le très beau Voca Nao Sabe Amar… il est souvent question d’amour, mais aussi de désillusion, de regrets… De la vie, en somme. Et ça, Vanda connaît mieux que personne.

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