Après une dizaine d’années aux commandes d’un des derniers groupes majeurs de la sphère indie pop, les formidables The Pains Of Being Pure At Heart, Kip Berman se consacre désormais à des aventures plus personnelles. Produit par Andy Savours (My Bloody Valentine, The Killers, Black Country, New Road… ), le premier album de son projet solo The Natvral le voit s’ouvrir à de nouveaux horizons, plus folk et plus nostalgiques, tout en conservant intact ce sens inné de l’évidence pop qui l’a toujours caractérisé.
Spécialement pour les lecteurs de Fanfare, le musicien américain nous présente aujourd’hui les dix chansons qui figureraient sur sa playlist idéale.
The Kinks – Strangers
Je suis un grand fan de l’écriture de Ray Davies. Les cinq albums que les Kinks ont sortis entre 1967 et 1971 constituent pour moi une des périodes les plus fortes de l’histoire du rock. Strangers est une chanson de Dave Davies et même s’il n’était pas aussi productif que son frère aîné, c’est une œuvre absolument sublime en soi. J’aime imaginer qu’elle parle de Ray, d’une certaine manière. Leur relation était conflictuelle, bien sûr, mais ils devaient savoir que « nous ne sommes pas deux, nous sommes un ». Parfois, on peut dire dans une chanson des choses que l’on ne peut pas exprimer autrement.
The Supremes – Any Girl in Love (Knows What I’m Going Through)
Les Supremes étaient un groupe brillant, qui a marqué son époque. Leurs tubes sont synonymes des années 60 et la force symbolique de leur identité raciale (trois femmes noires chantant à la télévision pour une Amérique encore largement marquée par la ségrégation) ne peut être sous-estimée. En dépit de leurs qualités formelles, les chansons qui étaient écrites pour elles – du moins dans leur période magique de 1964-67 – étaient d’abord destinées à produire des singles à succès. Des critiques implicites du statu quo de la société étaient dissimulées dans leurs chansons, mais le commentaire social ne pouvait être que sous-entendu. Any Girl in Love, sur I Hear a Symphony, résonne en moi car il a une tonalité plus mélancolique, tout en parlant d’une expérience plus large et partagée de la féminité. Une expérience qui pouvait être partagée au-delà des injustices raciales de cette époque, et de la nôtre.
Dear Nora – Girl from the North Country
Je ne sais pas si j’aurais monté un groupe si je n’avais pas déménagé à Portland, dans l’Oregon, pour aller à l’université et si je ne m’étais pas familiarisé avec Magic Marker Records et les concerts qu’ils organisaient régulièrement dans leur salon et leur sous-sol. J’ai vu des tas de groupes locaux comme Kissing Book, The Thermals et The Softies, que j’aime encore aujourd’hui. Mais le groupe qui m’a le plus marqué est Dear Nora, qui venait également de là-bas. L’écriture de Katy Davidson a toujours été impeccable, avec des morceaux de deux minutes de pure perfection indie pop. Mais peu après leur premier album We’ll Have a Time, Katy a pris une nouvelle direction, celle du folk expérimental. Bien qu’il s’agisse d’une reprise d’un classique de Dylan, ils se l’approprient parfaitement.
Margo Guryan – Think of Rain
On ne peut pas avoir de titre « préféré » de Margo Guryan. Son écriture et son chant sont toujours brillants, originaux et dignes des plus grands éloges. J’ai retenu ce morceau car je l’ai écouté en boucle hier soir. Il en existe aussi une reprise par Jackie DeShannon qui vaut vraiment la peine d’être écoutée. Son histoire remarquable et sa relative confidentialité sont dues au fait qu’elle voulait simplement être une compositrice, et non une interprète. Son écriture véhiculait parfaitement ces miniatures pop sophistiquées, elliptiques et imprégnées de jazz. Nombre de ses créations flottent comme des montgolfières, mais sont lestées d’une mélancolie toute en nuances qui les empêchent d’être trop douces.
Pentangle – Willy O’Winsbury
J’ai vu cette chanson pour la première fois sur YouTube, c’est une prestation magnifiquement filmée pour Granada TV (BBC). Elle raconte l’histoire d’un roi qui revient de la guerre et trouve sa fille enceinte. Au début, il la déshabille, la gronde et exige de connaître le père – lorsqu’il découvre que c’est Willy O’Winsbury, il convoque l’homme pour l’exécuter. Mais en voyant Willy, le roi est frappé par sa beauté exceptionnelle et dit « si j’étais une femme comme je suis un homme, il serait mon compagnon de lit ». À ce moment-là, le roi propose à Willy d’épouser sa fille et de devenir l’un de ses seigneurs. Willy accepte la main de la fille du roi, mais refuse de devenir son seigneur. Il part avec sa bien-aimée et lui promet qu’elle sera « la dame d’autant de terres qu’elle pourra chevaucher en un long jour d’été ».
Bob Dylan – One of Us Must Know (Sooner or Later)
J’ai toujours été séduit par cette chanson, car elle exprime un sentiment rare pour un auteur-compositeur masculin de cette génération – un remords authentique, ancré dans l’empathie pour un amour passé, et pas seulement dans son propre intérêt sexuel. De plus, le piano en cascade qui arrive au moment du refrain me donne des frissons à chaque fois. Il y a quelque chose de magistral dans tout ça. C’est Dylan au sommet de son art, tout en modestie et en retenue.
Orange Juice – Consolation Prize
Orange Juice est à l’indie pop ce qu’Homère était à la poésie épique. Si tout commençait et finissait avec eux, serions-nous plus mal lotis ? Bien sûr, il y a un million de groupes qui citent Orange Juice comme une influence (et beaucoup d’autres qui devraient le faire), mais je ne sais pas si quelqu’un peut vraiment faire aussi bien. Ils ont puisé leur son dans un tas d’endroits – la soul, le Velvet Underground, une touche de funk et de punk, le rock n roll à l’ancienne… Je pourrais vous donner les ingrédients, mais eux seuls connaissaient la recette. Et le tout est lié par la voix de crooner rugueuse et parfaitement improbable d’Edwyn Collins. Il n’y a eu aucun groupe comme eux depuis, et il n’y en aura probablement jamais.
Joan Baez – Sweet Sir Galahad
Existe-t-il une voix plus pure et plus naturelle que celle de Joan Baez ? Je verse ma petite larme rien qu’en pensant à sa vie passée au service de tant de nobles causes – mais aucune n’est plus importante que la préservation d’innombrables chansons incroyables qui, autrement, auraient pu être perdues dans le temps. Cela m’attriste aussi de penser que son héritage est en quelque sorte considéré comme « inférieur » à celui de Dylan, alors que c’est elle qui, par sa générosité d’esprit, a permis à son étoile de briller. Tout cela est un peu tragique – la façon dont il l’a traitée à l’époque, et le fait que tant de gens ont vu à juste titre son génie, mais n’ont pas su reconnaître le sien en retour. Bien sûr, j’aime et j’honore les deux, mais j’aimerais que Joan reçoive son dû.
Golden Rough – This Sad Paradise
J’étais encore au lycée quand j’ai découvert cette chanson sur une compilation d’un label australien appelé Candle Records. J’étais un grand fan de The Lucksmiths, et je crois que c’est quand j’ai commandé certains de leurs CD par correspondance qu’ils m’ont envoyé cette compilation. À l’époque, je n’écoutais pas ce genre de musique. C’est une de ces chansons qui, même pour l’adolescent que j’étais alors, m’a fait penser « Whoah, qu’est-ce que c’est ? C’est magnifique ! ». Des années plus tard, j’en gardais toujours le souvenir, mais elle n’était pas disponible sur les sites de streaming et je n’avais plus de lecteur CD. Maintenant qu’elle a été mise en ligne, je peux l’écouter à nouveau, et vous aussi.
Jimmy Cliff – Many Rivers to Cross
Je crois que j’ai d’abord entendu la version Harry Nilsson et que je n’ai appris que plus tard qu’il s’agissait d’une reprise. J’adore la version de Cliff, c’est comme si A Whiter Shade of Pale de Procol Harum parlait de quelque chose de fort sur le plan émotionnel au lieu de raconter de belles absurdités. La bande originale du film The Harder They Come est incroyable, avec des classiques de Jimmy Cliff, Toots and the Maytals et Desmond Dekker. Par ailleurs, ma belle-mère adore Jimmy Cliff, et elle est vraiment cool.
La playlist de Kip Berman en écoute sur Spotify :
Tethers de The Natvral sera disponible le 2 avril sur le label Dirty Bingo Records.